Christian Bobin
Aimer quelqu'un, c'est le lire. C'est savoir lire toutes les phrases qui
sont dans le coeur de l'autre, et en lisant le délivrer.
C'est
déplier son coeur comme un parchemin et le lire à haute voix, comme si
chacun était à lui-même un livre écrit dans une langue étrangère. Il y
a plus de texte écrit sur un visage que dans un volume de la Pléiade,
et quand je regarde un visage, j'essaie de tout lire, même les notes en
bas de page. Je pénètre dans les visages comme on s'enfonce dans le
brouillard, jusqu'à ce que le paysage s'éclaire dans ses moindres
détails.
Nos propres actes nous restent indéchiffrables. C'est
pourquoi les enfants aiment tant qu'on leur raconte sans fin tel épisode
de leur enfance. Lire ainsi l'autre, c'est favoriser sa respiration, c'est-à-dire le faire exister. Peut-être
que les fous sont des gens que personne n'a jamais lus, rendus furieux
de contenir des phrases qu'aucun regard n'a jamais parcourues. Ils sont
comme des livres fermés.
Une mère lit dans les yeux de son enfant avant même qu'il sache s'exprimer. Il
suffit d'avoir été regardé par un nouveau-né pour savoir que le petit
d'homme sait tout de suite lire. Il est même comme les grands lecteurs :
il dévore le visage de l'autre.
On lit en quelqu'un comme dans
un livre, et ce livre s'éclaire d'être lu et vient nous éclairer en
retour, comme ce que fait pour un lecteur une très belle page d'un livre
rare. Quand un livre n'est pas lu, c'est comme s'il n'avait jamais existé.
Ce
qui peut se passer de plus terrible entre deux personnes qui s'aiment,
c'est que l'une des deux pense qu'elle a tout lu de l'autre et
s'éloigne, d'autant qu'en lisant on écrit, mais d'une manière très
mystérieuse, et que le coeur de l'autre est un livre qui s'écrit au fur
et à mesure et dont les phrases peuvent s'enrichir avec le temps.
Le coeur n'est achevé et fait que quand il est fracturé par la mort. Jusqu'au dernier moment le contenu du livre peut être changé. On n'a pas la pleine lecture de ce qu'on lit tant que l'autre est vivant. Dieu serait le seul lecteur parfait, celui qui donne à cette lecture tout son sens. Mais la plupart du temps, la lecture de l'autre reste très superficielle et on ne se parle pas vraiment.
Peut-être que chacun de nous est comme une maison avec beaucoup de fenêtres. On peut appeler de l'extérieur et une fenêtre ou deux vont s'éclairer mais pas toutes. Et parfois exceptionnellement, on va frapper partout et ça va s'éclairer partout, mais ça, c'est extrêmement rare.
Quand la vérité éclaire partout, c'est l'amour.
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