Entre la Pierre et la
Fleur (1976) (Suite et Fin)
III)
Entre la pierre et la fleur, l'homme : la naissance
qui nous conduit à la mort, la mort qui nous conduit à la naissance.
L'homme,
pluie persistante sur la pierre,
et fleuve entre les flammes,
et fleur qui vainc l'ouragan,
et oiseau semblable au bref éclair :
l'homme entre ses fruits et ses oeuvres.
L'Henquen, verte leçon de géométrie, sur la terre blanche et
ocre.
Agriculture, commerce, industrie, langage.
C'est une plante vivace et c'est une fibre, c'est une action
en bourse et c'est un signe.
C'est le temps humain, temps qui s'accumule, temps qui se dilapide.
Le soleil et la plante, la plante et l'homme, l'homme, ses travaux et ses
jours.
Depuis les siècles des siècles, tu tournes et te retournes, au trot obstiné
d'un animal humain :
tes jours sont longs comme des années, et d'années en années tes jours marquent
le chemin.
Non l'horloge du banquier ou celle du chef : le Soleil est
ton patron, et ton journal c'est la sueur,
rosée de chaque jour, qui dans ton calvaire quotidien devient une couronne
transparente,
- bien que ta face ne soit essuyée par aucun linge de Véronique, ni celui de la
photographie du grand patron en tournée que multiplient les cartels : ta face est le soleil usé du
centième, de l'universel visage à moitié effacé;
Tu parles une langue que ne parlent pas ceux qui parlent de
toi depuis leurs chaires, et jurent par ton nom en vain, les tuteurs de ton
futur, les décideurs de tes os.
Ta langue est arbre de racine et d'eau, système
fluvial souterrain de l'esprit,
et tes paroles vont -déchaussées, sur la pointe des pieds- d'un silence à un
autre.
Tu es frugal et résigné, et tu vis comme si tu étais un
oiseau, d'une poignée de pinole dans une jarre d'atole;
Tu marches et tes pas sont la bruine dans la poussière;
tu es propre comme un cerf, tu marches vêtu de coton, et ton pantalon et ta
chemise raccomodée
sont plus blancs que les nuages blancs.
Tu t'enivres avec des liqueurs lunaires;
la haine te remonte à la tête, comme une fusée, et pareil à elle, brûlé, tu
t'effondres.
Tu parcoures les saisons, rivé là, et vas du portique à
l'autel, avec les genoux ensanglantés, et le cierge qui s'élève dans ta main
coule en gouttes de cire qui te brûlent.
Tu es courtois et cérémonieux, réservé et un peu hypocrite;
comme tous les dévots,
tu es capable de modeler avec une pierre le visage du schismatique et de
l'adultère.
Tu allonges ta femme dans le hamac, et la couvre avec une
couverture de battements;
A deux heures, un instant, tu suspends le travail et
la conversation, pour écouter,
merveille répétée, l'oiseau, horloge ailée, donner l'heure.
Tu es juste et tendre, prévenant avec tes porcs et tes fils :
comme l'épi de maïs, ton Dieu est fait de nombreux saints et
il y a beaucoup de siècles dans ton année.
Un dindon est ton unique fierté, et tu l'as sacrifié
un jour de copal et tu nous a guéri;
tu arroses la pluie de fleurs jaunes, gouttes de
soleil, sur la tombe de tes morts.
Ce n'est pas le rythme obscur, le renouveau de chaque
jour et la mort répétée de chaque nuit qui t'amène à la terre.
IV)
C'est l'argent et sa ronde, l'argent et ses numéros creux,
l'argent et son cortège de spectres.
L'argent est une fastueuse géographie : montagnes d'or et de
cuivre, fleuves d'argent et de nickel, arbres de jade et l'épais feuillage de
la monnaie.
Ses jardins sont aseptisés, son printemps perpétuel est
congelé, ses fleurs sont des pierres précieuses sans odeur, ses oiseaux volent
avec des ascenseurs, ses saisons changent avec l'aiguille de l'horloge.
La mort est un rêve dont ne rêve pas l'argent. L'argent ne
dit pas : tu es. L'argent dit : combien.
Avoir beaucoup d'argent est pire que de n'en avoir pas.
Savoir compter n'est pas savoir chanter.
Joie et peine ne s'achètent ni ne se vendent.
La pyramide nie l'argent, l'Idole nie l'argent, le sorcier
nie l'argent, la vierge, l'enfant et le Saint nient l'argent.
L'analphabêtisme est une sagesse qu'ignore l'argent.
L'argent ouvre les portes de la maison du roi et ferme
celles du pardon.
L'argent est le grand prestidigitateur : il fait s'évaporer
tout ce qu'il touche,
ton sang et ta sueur, ta larme et ton idée. L'argent te réduit à néant.
Entre tous nous construisons le palais de l'argent : le
grand zéro.
Non le travail : l'argent est le châtiment. Le travail nous
donne de manger et dormir.
L'argent est l'araignée et l'homme la mouche. Le travail fait les choses.
L'argent suce le sang des choses.
Le travail est le toit, la table, le lit; l'argent n'a ni
corps, ni tête, ni âme.
L'argent assèche le sang du monde, il fait tourner la tête
de l'homme.
Escalier d'heures, de mois et d'années en haut duquel nous
ne rencontrons personne.
Un monument que ta mort amène à la mort.
Octavio Paz Traduit
de l'espagnol par E. Dupas
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