Extrait de Don Quichotte - Miguel de
Cervantes
...Mais Don Quichotte, soutenu par son cœur intrépide, sauta
sur Rossinante, embrassa son écu, et, croisant sa lance : « Ami
Sancho, s’écria-t-il, apprends que je suis né, par la volonté du ciel, dans
notre âge de fer pour y ressusciter l’âge d’or. C’est à moi que sont réservés
les périls redoutables, les prouesses éclatantes et les vaillants exploits.
C’est moi, dis-je encore une fois, qui dois ressusciter les vingt-cinq de la
Table-Ronde, les douze de France et les neuf de la Renommée ; qui dois
mettre en oubli les Platir, les Phébus, les Bélianis, les Tablant, Olivant et
Tirant, et la foule innombrable des fameux chevaliers errants des siècles
passés, faisant en ce siècle où je me trouve de si grands et de si merveilleux
faits d’armes, qu’ils obscurcissent les plus brillants dont les autres aient à
se vanter. Remarque bien, écuyer loyal et fidèle, les ténèbres de cette nuit et
son profond silence, le bruit sourd et confus de ces arbres, l’effroyable
tapage de cette eau que nous étions venus chercher, et qui semble se précipiter
du haut des montagnes de la Lune,
enfin le vacarme incessant de ces coups redoublés qui nous déchirent les
oreilles ; toutes choses qui, non-seulement ensemble, mais chacune en
particulier, sont capables de jeter la surprise, la peur et l’effroi dans l’âme
même du dieu Mars, à plus forte raison de celui qui n’est pas fait à de tels
événements. Eh bien ! toutes ces choses que je viens de te peindre sont
autant d’aiguillons qui réveillent mon courage, et déjà le cœur me bondit dans
la poitrine du désir que j’éprouve d’affronter cette aventure, toute périlleuse
qu’elle s’annonce. Ainsi donc, Sancho, serre un peu les sangles de Rossinante,
et reste à la garde de Dieu. Tu m’attendras ici l’espace de trois jours, au
bout desquels, si je ne reviens pas, tu pourras t’en retourner à notre village,
et de là, pour faire une bonne œuvre et me rendre service, tu iras au Toboso,
où tu diras à Dulcinée, mon incomparable dame, que son captif chevalier est
mort pour accomplir des choses mémorables qui le rendissent digne de se nommer
ainsi. »
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